Nous ne sommes toujours pas des méduses (6)

 
nous ne sommes toujours pas des méduses (6)

Nick Cave – The mercy seat (Acoustic version)
 

Down here it’s made of wood and wire
And my body is on fire
And God is never far away

# Flash # Le soir venu, les rues étaient plongées dans l’obscurité la plus totale. La ville comme recroquevillée sur sa propre nuit ne se donnait qu’en étroite verticalité : les murs suintaient l’abandon, les rues étaient désertées et de leur imperceptible fin on ne pressentait que les profondeurs ramenées à même le sol. Pas d’éclairage public, pas de lumière aux fenêtres, pas le moindre bruit. Quid des promeneurs nocturnes dans le labyrinthe de ces villes portuaires. Ceux-là savaient d’avance où ils allaient, il n’y avait pas de balade possible, pas ici. Un égaré que l’ignorance aurait propulsé là par hasard n’aurait senti que la peur monter : le grignotement insidieux, le fourmillement au bout des doigts et cette prise de conscience soudaine de tout son corps, de tout son être et d’une existence comme devenue par un malheureux concours de circonstances si disconvenue. En ces lieux-ci, en ces heures-là, qu’aurait-il pu faire d’autre que de guetter les yeux des chats dans la nuit et se mettre à courir du plus vite qu’il put ?

Nous fûmes de ces chats-là. Des bandes affamées. Dressés dès l’enfance dans la mort de Dieu et la soif de vengeance. Dans une sorte d’amalgame terrible nous guettions les inconscients, des étrangers le plus souvent – mais comment aurait-il pu en être autrement, comme s’ils incarnaient ces soldats dont on nous avait appris qu’ils venaient égorger nos fils en nos terres et dont il fallait nous abreuver de leur sang, impur ! Ô ces traîtres ! Ces rois conjurés ces tyrans ! Ô bande de chiens ! Les traquer, les haïr, jusqu’à leur fin ! * De ce passé, de ces années et de la fuite en mer qui a suivi, ma tête est pleine mais le cœur n’a pas assez… Ces jours ces nuits, ces semaines ces mois, et l’eau partout, toujours, tout autour au dehors et en dedans, en dedans… ne suffiront jamais à laver ni à expier les monstres que nous fûmes, que nous sommes, il n’y a ni rémission, ni indulgence, ni grâce possible, nous ne sommes pas des méduses.

An eye for an eye
And a tooth for a tooth
And anyway I told the truth
And I’m not afraid to die

 

← revenircontinuer →

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)