« Je me suis alors dit : Je suis vivant.
Et j’ai dit : Si deux fantômes se rencontrent
Dans le désert, partagent-ils le sable
Ou se disputent-ils le monopole de la nuit ? »
Mahmoud Darwich, Murale
_Marseille, cette semaine. devant la Timone, un homme arc-bouté se traîne difficilement, raccroché d’une main fragile à une béquille, de l’autre, au pare-chocs avant du bus n°40 en direction de La Solitude. la chaleur qui s’abat en cette matinée d’été n’arrive pas à égaler la force de cette image qui transite sous mes yeux. son ralenti et le flou qui l’enveloppe tout autour.
(ou l’habite ?)
_me prends deux lubies concomitantes si je creusais un tant soit peu leur formation. celle de deux mots tatoués en creux de la cage thoracique, no borders, suppléant ceux depuis longtemps désirés pourtant, sel et vent
[ suppléer. du latin supplere « remplir à nouveau, compléter, ajouter, remplacer (ce qui manque), réparer les pertes, suppléer, combler les vides » ]
— peut-être me faudrait-il les deux alors (tatouages), comme une incantation pour le monde et le sceau, pour moi, d’une promesse à moi-même pour tout ce temps qui me reste imparti.
l’autre, la deuxième lubie, pas si nouvelle que ça en réalité (toujours cette même lenteur à accoucher de soi-même), prendre des cours de langue arabe à la rentrée. je ne sais pas si j’entends un rire ou un grincement autour de moi quand j’énonce ce projet. je réponds pour tarir toute velléité de conversations que je ne saurais tenir avec quiconque en ces jours sombres : il est plus facile de trouver des cours d’arabe à Marseille que des cours de vietnamien ou de kalaallisut. pour sûr.
_il y a quelques semaines de cela, alors que je rendais visite à ma famille qui habite le Nouveau Monde, une cousine me raconte pour la première fois son départ du Vietnam. l’ignorance dans laquelle on l’a volontairement laissée quant à cette migration forcée, jusqu’aux derniers instants, elle raconte qu’elle a vu s’éloigner au loin depuis la mer sa ville (dans laquelle réside aujourd’hui de nouveau mon père) bientôt floutée par un flot intarissable de larmes et des bras pas assez grands pour embrasser l’horizon devenu trop grand, quatorze ans, son âge, un cousin d’une année plus âgé à bord, le reste de leur deux familles respectives resté sur le continent, et l’interminable traversée qui a commencé pour ces deux orphelins des mers. une longue année a suivi, un camp de migrants aux Philippines, un an, en haillons et sans réponses à toutes ces questions qu’on ne cesse encore aujourd’hui de se poser. un an à attendre un sponsor qui ne viendra pas du fait d’une bureaucratie française à la traîne et qui par sa lenteur, orientera cette cousine, et ce cousin, vers le Nouveau Monde. je me fais ici le haut-parleur de nos larmes retenues cet après-midi là, dans la banlieue d’Ottawa, Canada. tombent en écho dans la Méditerranée toute la peine et tous les pleurs de tous les orphelins des mers.
_plus tard, cette même cousine qui dit souhaiter venir faire du tourisme en Europe l’an prochain. que n’ai-je sitôt fait de lui répondre, it might be not the right time for you to come by. this massive migrant crisis here sur notre cher vieux continent, enfants des mers, c’est à pleurer ces frontières qui s’élèvent.
j’ai pensé alors à Ventimiglia, la frontière qui m’est la plus proche à l’heure actuelle, et dont j’avais commencé à prendre plaisir à traverser, le train depuis Marseille, redescendre la côte italienne à la recherche d’une chambre au bord de l’eau, et puis il y a eu carambolage de pensées, vers Calais, la Hongrie, et cetera, pas besoin d’en rajouter.
chère cousine, je reprendrais bien une de tes charmantes tequila mexicaines.
« Disperse-moi de tous les vents que détiennent tes mains puis rassemble-moi.
La nuit te livre son âme, ô étranger, et l’étoile saura, quand elle me verra, que les miens me tueront avec l’eau de l’azur.
A moi, rends-moi. Je briserai alors ma jarre de mes mains et mon présent heureux m’appartiendra. »
Mahmoud Darwich, Murale
« Comme si je n’étais pas, comme si…
Chaque fois que j’ai écouté mon cœur,
Je me suis rempli de ce que dit l’invisible
Et les arbres m’ont porté haut.
De rêve en rêve,
Je vole et je n’ai pas de but dernier.
Depuis des millénaires poétiques,
Je naissais dans une obscurité de lin blanc
Et ne savais pas vraiment qui, en nous, était moi
Et qui était mon rêve.
Je suis mon rêve.
Comme si je n’étais pas, comme si… »
Mahmoud Darwich, Murale
Photographies :
Iles du Frioul, juillet 2010 (N&B)
Notre Dame de la Garde, en allant prier Sainte Rita, Marseille, 26 juillet 2016 (couleur)