de lahore à marseille

– Pourquoi me parlez-vous de la lèpre ?
– Parce que j’ai l’impression que si j’essayais de vous dire ce que j’aimerais arriver à vous dire, tout s’en irait en poussière… – il tremble -,
les mots pour vous dire, à vous, les mots… de moi… pour vous dire à vous, ils n’existent pas. Je me tromperais, j’emploierais ceux… pour dire autre chose…
Duras, Le Vice-Consul

Les déchets s’amoncellent ici. Les trottoirs sont pleins. Certains commerçants ferment boutique faute de pouvoir remonter le store de leur devanture complètement obstruée par les ordures. On apprend à slalomer d’un trottoir à l’autre, on hésite avant de descendre ses poubelles en bas de son immeuble, on se les garde une bonne semaine chez soi, puis finalement, on les descend comme tout le monde en ayant pris soin de fermer un peu mieux le sac qu’à l’habitude et on les dépose sur une belle montagne haute de deux mètres.

La Sécurité Civile est venue en renfort il y a trois jours. Bennes militaires, hommes tout de blanc vêtus, des apiculteurs récoltant nos excréments avant que les conditions sanitaires de la ville ne tournent à la catastrophe. Une seule goutte de pluie et tout le monde crie au pipi de rat, à la fermentation, à la peste, au choléra. Mais finalement peu de gens pour se plaindre de la grève elle-même. Elle gêne tout le monde, pas de transport, pas de service de cantine, pas d’essence, pas pas pas, un pas remplacé par des effluves nauséabondes. Nauséabondes. On vit avec les rats.

On crame alors les poubelles, on déblaie devant chez soi mais on ne peste pas sur la grève non. On s’imagine plutôt monter à Paris un à un et déposer un seul sac de nos ordures ménagères devant l’Élysée. Un seul sac par foyer. Histoire de. On en vient même à comprendre ceux qui crament les poubelles. J’aimerais juste sortir de chez moi.

De vieilles peurs remontent des égouts. Avec la pluie. Avec les rats. Tout ça. On s’imagine le retour de la peste sur la ville, on prie le ciel pour que le Mistral chasse les mauvais nuages, on en allumerait presque un cierge à Sainte Rita. Et c’est chose entendue : après un ciel parsemé d’éclairs et le grondement impétueux du tonnerre, il n’a que très brièvement plu hier soir. C’est qu’il pleut rarement ici. Et on en est content de ça, particulièrement en ce moment. On se dit aussi qu’on est content de la chute récente des températures. Imaginez-vous une ville où huit tonnes de détritus jonchent le sol par trente degrés : parfois, c’est bien l’automne aussi.

Marseille 20 Octobre 2010

Au loin, la protestation statique et silencieuse des pétroliers continue. Le soir, ça fait plein de lumières à l’embouchure du Vieux-Port. Ca scintille de partout. Jusqu’à la Côte Bleue, jusqu’à l’endroit que je vois de mon balcon et que j’avais pris en photo la dernière fois : ce ciel rouge illuminé par les flammes, ce funèbre feu de forêt. J’avais pris cette mauvaise photo le coeur battant, presque le goût de fumée dans la bouche, un terrible stress devant la violence de ces flammes visibles à l’oeil nu à quelque trentaine de kilomètres du lieu du drame, presque fait exprès de prendre une mauvaise photo. Quand c’est trop, c’est trop.

Là, les lumières sont différentes. Elles transportent en elles la force sereine, l’immobilité paisible et silencieuse, l’horizon ne vacille plus. C’est beau. Là encore ça a pu gêner quelques milliers de passagers venus d’ailleurs en énormes bateaux de croisière, avec l’obligation de débarquer pour eux à bords de petites embarcations improvisées, de vulgaires chaloupes, une arrivée plutôt folkorique sur cette terre.

La grève partout à l’horizon.

Et moi je vous parle de tout ça lorsque je m’apprête à quitter cette ville que j’aime jusqu’à ses trottoirs puants et tagués de tous côtés.

Et moi je vous parle de ça alors que je voulais vous parler d’autre chose qui se passe ailleurs, plus près de Lahore que d’ici.

J -7

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)