Il faut que je vienne te voir. Mon enfance, mes siestes à tes côtés, ces étouffantes après-midi d’été lors desquelles nous retirions les coussins des canapés pour avoir la place de nos aises, volets rabattus, l’aube de ma vie. Je préfère les Playmobil, les petites voitures, la ferme – ah ma ferme ! je pouvais rester assise des heures durant et discrète, à jouer avec mes petites figurines éparpillées de mille côtés – aux poupées Barbie et à ces niaiseries pour filles. Cheveux courts ébouriffés, ballon au pied, je ne ressemble à rien. Pour faire comme toi et rester à tes côtés. Ton maillot de corps bleu délavé, dans un coton comme on n’en trouve plus sur les marchés, avec tous les joueurs de l’équipe de Sainté décalcomaniés. Sainté. J’aime alors le foot, les mécanos, les ordinateurs. Je connais le langage DOS avant même d’apprendre à écrire, j’ai cinq ans et je veux être avec toi. Je vais venir te voir. Cet été probablement, sinon à la rentrée. Je crois que les billets d’avion sont hors de prix en cette saison, je vais me renseigner.
J’ai sept ans, je cauchemarde nuit après nuit. Je t’imagine grand cannibale poursuivant dans ce grisâtre appartement de banlieue une omelette aux champignons noirs géante du même type que celles que maman nous préparait. Je ne sais pas pourquoi ces omelettes se sont transformées dans mes fabulations en affreux monstres aux plantes. Tu la poursuis armé d’une fourche et d’un couteau géant, j’en ai peur, tu l’assailles, t’en régales. J’en crains l’attaque, tu la dévores avec appétit. Je ne comprends plus. Où est mon père, qui est mon père et que ferait-il, mon père. Je t’ai aperçu de la fenêtre de ma chambre d’enfant assommer d’un coup sec puis dépecer ces pauvres lapins attachés par leurs deux pieds à ton escabeau, oreilles droites tendues vers le sol. Mes lapins. Ceux qui affublés de leurs petits noms partaient en voyage loin disait-on, dans le jardin de nos voisins puis au-delà des frontières du bois qui jouxtait notre maison et que je ne reverrai alors jamais plus. À la moutarde le plus souvent, le dimanche suivant au déjeuner. Le plat préféré de Papi. Je n’en ai jamais mangé. Je ne sais pas pourquoi. Non non, je vous vois cher lecteur esquisser votre sourire mais non, je n’en ai jamais mangé et je sais pas pourquoi, à l’âge de mes sept ans.
J’ai neuf ans, c’est l’été. Nous passons des journées entières chez tes amis, les enfants grouillent dans ces jardins immenses, haies bien taillées, rosiers entretenus et crient, courent et s’amusent sans répit jusqu’à ce que les mères les rappellent à l’ordre pour venir manger. Sacrilège, interrompre ainsi de folles parties de cache-cache, ce n’est vraiment pas sensé. De grandes réunions, de grands barbecues, il y a beaucoup d’enfants, partout, et moi, je reste avec tes amis et toi vous regardant jouer aux cartes pendant des heures. Je commence le hockey sur glace, j’aime ça, j’adore ça même. L’équipe des « moustiques », je suis la plus petite, je fonce dans le tas, je ris aux éclats aux remarques de mes adversaires lorsqu’ils découvrent abrutis que je suis une fille, supercherie (!), seule perdue autour de tous ces enfants qui glissent, font taper leur crosse et qui vont chercher avec détermination l’objet tant convoité à l’autre bout de la glace. Maman est venue me voir plusieurs fois, je crois que toi non. Elle a eu peur, un palet en pleine face, non ça ne l’a pas amusée. Elle m’a retirée dès la fin de la première saison. Les bleus, ce n’est pas très recommandé pour une petite fille. La croissance aussi, oui oui, le patin, ça stoppe la croissance. Je crois que c’est la dernière année de mon enfance.
J’ai onze ans. C’est Noël. Comme chaque année, tu as le droit à une nouvelle cravate de ma part. Choisie par mes soins avec beaucoup d’attention mais pas forcément avec beaucoup de goût. Je n’arrive pas à me rappeler si tu les mettais ou si plutôt tu osais les mettre. À ta place, j’en aurais glissé une autre dans ma sacoche, prête au furtif échange dès que j’aurais eu le dos tourné, parce que bon, faire plaisir à ses enfants c’est bien mais il y a des limites, et des parades. Je sais faire les nœuds, tu m’as appris. J’en mets moi-même de temps en temps pour aller au collège. Mes camarades de classe regardent mon look de façon assez amusée les matins quand j’arrive. L’adolescence se passe, tes journées sont longues, partir tôt, rentrer tard, je te vois encore consigner dans ton petit cahier le nombre de kilomètres parcourus dans la journée, le montant du plein d’essence, des péages, le kilométrage affiché à ton tableau de bord. Des kilomètres et des kilomètres rangés en une succession de petits chiffres bien ordonnés noircis sur du papier jauni. Je vais venir te voir. Onze mille kilomètres, c’est à la fois beaucoup de chiffres à rajouter sur un calepin et si peu aujourd’hui. Je prends mes billets d’avion demain.
Photographies : Vietnam 2006