J’ai rêvé de mon feu grand-père cette nuit. Il avait la tête de l’aveugle, les mains brunes tâchées de la fragilité, de celle qui s’effrite au moindre contact de l’air, choc d’entre les mondes, la canne en remplacement du déambulateur. Je l’assistais pour monter un escalier en colimaçon, fer blanc, rambarde incertaine et pas à pas nous évoluions vers une cour d’école empli du calme qui précède l’agitation, gonflé du silence qui précède les foules. C’est la rentrée des classes aujourd’hui. Je me demande pourquoi je l’ai fait passer par ce chemin-ci et alors que je n’ai fini de m’en faire la réflexion, nous voilà en bas des escalators du métro. Ils ne fonctionnent pas. – Tu es sûr ? Tu veux passer par là ? Nous pouvons faire le tour. Il y a du monde mais je ne sens que nous. Comme si les gens s’écartaient à notre passage, comme s’il y avait ralentissement jusqu’à l’étirement de l’espace et du temps, nous marchons sur du coton. Nous les empruntons (?).
Une grande pièce rectangulaire surgit alors devant mes yeux. Je lui en décris la physionomie, ses angles droits, les rayons de lumière qui percent en quelques endroits ses tables d’école, les lignes et les couloirs que forme la disposition de ce bois hachuré, marqué, strié, passé, ces surfaces réappropriées par les initiales des amours de l’enfance. Je lui décris son espace tout entier ouvert à la verticalité, ses fenêtres hautes dont les rideaux sont tirés, le piano qui sommeille au coin devant, à droite, le pianiste imaginé qui tourne le dos de trois quarts aux élèves à venir, le tableau noir immaculé, son éponge gisante au sol, à ses pieds. Les odeurs de poussière et d’humidité due à une trop longue période d’inoccupation font le reste. Je peux alors fermer les yeux et le laisser maintenant me guider.
Il tient ma main, fragiles, et nous emmène en passant par l’extrême couloir. Nous rasons le mur, effleurant de nos doigts et paumes la surface à peine lisse d’un crépi qu’une couche épaisse de peinture a recouvert. Nous y sommes. Devant le meuble qui appelle au silence, devant celui qui impose le respect avant tout tremblement. L’inclinaison avant les vibrations. Je l’aide à s’assoir, lui confisque sa canne que je remets alors au tableau qui nous observe d’un œil transversal et prends place à côté de lui. Respirations lentes, synchrones, élévation des membres supérieurs dans un geste d’élongation maîtrisée, pause,
expiration et relâchement, ses mains se transforment en halos de lumière. Disparition des tâches brunes d’outre-tombe, disparition des handicaps de ce monde, je sens les basses remonter à la surface de la terre, j’entends le souffle de la vie. La lumière devient aveuglante, je perds alors conscience de ce monde, m’enfuis vers quelques contrées inexplorées, tout n’est plus que vibrations de l’air, battements scandés, tournoiements des sens jusque l’implosion.
photographie : mon grand-père jean-étienne albouy avec mes grand-mère, mère, oncle et tante, province de Lâm Đồng, Vietnam, 1950’s